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Un besoin de justice

Il y a 20 ans, le 3 avril 2000, furent assassinés Jean Léopold Dominique et Jean-Claude Louissaint, dans la cour de Radio Haïti Inter, à Delmas 66. Deux décennies, c’est beaucoup dans la vie d’êtres humains. Deux décennies que nous sommes rongés par la même question et désespérés de n’avoir pas de réponse : Qui a tué Jean Dominique et Jean-Claude Louissaint ?

Il faut attendre le 3 avril de chaque année, depuis 20 ans, pour que revienne cette question. La certitude qu’elle ne trouvera jamais de réponse l’a rendue presque caricaturale, comme nos institutions judiciaires, désarmées par la toute-puissance et la malhonnêteté d’une catégorie d’individus, opérateurs de l’ombre ou grandes gueules qui crachent dans les microphones de certains talk-show qui leur donnent des cartes blanches hallucinantes par incompétence ou intérêts inavouables.

Démocratie, voilà un mot que Jean Dominique aimait, l’expression de la souveraineté du peuple, le droit de savoir, de pouvoir dire, d’être contredit, la recherche permanente de la vérité, d’une manière d’être et de concevoir en perpétuelle mutation.

Nous avons cru la tenir enfin, la démocratie, en 1986 avec l’effondrement du règne Duvalier ; tout devait repartir de zéro, mais c’était sous-estimer les ravages qu’avaient produits ces 30 ans de règne, le totalitarisme qui habitait durablement certains esprits, ce que Michel Rolph Trouillot dans Les  »Racines historiques de l’État duvaliérien » appelle « la généralisation du principe macoutique au sommet de la hiérarchie administrative  qui aboutit à détruire complètement le critère d’efficacité au niveau des employés subalternes (…), une disparition totale du principe d’efficacité due à l’irruption constante de l’arbitraire et de la violence dans la machine administrative (…) ». De démocratie il n’y aura jamais en fait que l’illusion dans notre pays, puisqu’elle devrait être aussi le triomphe du principe républicain qui suppose le meilleur pour tout le monde et la mise à mal de préjugés comme ceux liés à la couleur de la peau, à la religion, au sexe, etc. Tout ceci pour dire que dans une démocratie, la machine judiciaire aurait vraiment été mise en branle pour punir les assassins de Jean Dominique et de Jean-Claude Louissaint.

Bien sûr, la « liberté d’expression », celle qui nous donne aujourd’hui la possibilité et même le privilège de parler des assassinats du 3 avril 2000 sans inquiétude, est une conquête démocratique qui a souvent été assimilée à la démocratie même. Elle l’est aussi, mais c’est une démocratie de basse intensité, avec tellement de distorsions et de malentendus que nous avons souvent des « black-out » sévères, traduits par des crises de société et de gouvernance insolubles. Les moments de sérénité sont rares et représentent tout au plus de brèves haltes pour calibrer la violence à la fois physique et verbale que nous subissons dans un environnement extrêmement dégradé et un mépris consternant de la vie humaine.

Ce début de décennie est particulier, et c’est rien de le dire, nous en sommes à explorer chaque matin notre propre disparition, désarmés face au Covid-19 et aux autres maux visibles et invisibles, à anticiper la douleur de la perte de gens que nous aimons. Mais c’est une fragilité qui a heureusement un côté salutaire en ce qu’elle nous permet de passer notre vie en revue, de faire des examens de conscience, et ce n’est pas le temps qui manque, beaucoup d’entre nous ont compris la nécessité  de se confiner.

En parlant de conscience, pourquoi ne pas imaginer qu’un assassin puisse, miraculeusement,  s’en découvrir une ? Qu’il puisse être inquiété par cette fin du monde imminente que semble représenter le coronavirus ?  Il se mettrait à faire des aveux, exprimerait des regrets – que vous ne serez pas obligés de croire sincères – aveux qui délivreraient la société de la honte de n’avoir pu trouver, encore moins juger, l’assassin ou les assassins de Jean Dominique et de Jean-Claude Louissaint.  Eh oui, si vous ne l’aviez pas vu sous cet angle, il est temps de reconsidérer la question : cette incapacité à faire fonctionner la justice est une flétrissure profonde que l’ensemble de la société haïtienne traîne depuis 20 ans. Une paralysie, un boulet, un mauvais sort.

Certains d’entre nous, chaque 3 avril, réclament « justice pour Jean Dominique et Jean-Claude Louissaint », mais ils devraient demander « Justice pour nous ». En réalité, ce serait à nous tous que la justice serait rendue. Chaque assassinat non résolu – nous pensons aux nombreux autres – met en question les lois, les principes et le consensus général et universel selon lequel personne n’a le droit de tuer. L’assassin est celui qui met au défi la communauté et l’humanité.

Étrange parti pris qu’est le nôtre dans la première république noire du monde.  Il y a une succession de silences sidérants dans notre histoire. Il nous reste les rêves et les vœux pieux pour continuer à avancer sur des chemins obscurcis, au travers de nuits qui font sursauter jusqu’aux amateurs de pénombre.

Il s’agit d’une longue liste que nous égrenons comme un chapelet, prénoms et visages, un trombinoscope macabre, un incessant tambourinement dans nos têtes et dans nos cœurs. 3 avril 2020, nous nous souvenons de Jean Dominique, de Jean-Claude Louissaint, et nous continuons à appeler de nos vœux la démocratie, celle qui signifie d’abord : justice.

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